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Urgène

sur mon blog, j’avais déjà eu l’honneur et l’avantage (formule prout-prout-princess de circonstance, john appréciera) de mettre en ligne quelques textes et délires de john skinner. John est aujourd’hui un participant assidu des ateliers du samedi qui ont récemment migré vers la médiathèque françois mitterrand. Il écrit aussi "en dehors" et je lui ai proposé de publier ici trois nouvelles sur trois jours. Voici la première.


Urgène

Il parle sans cesse au bar.
Il parle d’une voix profonde, limpide. L’eau du canal.
Il arrive au bar chaque jour à 8 heures 30.
Il arrive sur son scooter avec une boîte en bois sur le siège arrière.
Il prend un petit café avec une gorgée de rhum.
Il fait le tour de toutes les tables en parlant.
Les joueurs de cartes et les gens qui regardent la télé ou les journaux ne répondent pas, ils se contentent de petits gestes de la main ou de la tête.
Personne ne sait ce qu’il veut dire.
Personne, sauf Jalwii, le barman.
Jalwii connaît Urgène depuis l’enfance.
Jalwii est laconique, il ne dit presque rien sauf un non ou un oui quand il sert les boissons.
Jalwii sait qu’Urgène était le batteur d’un groupe de rock pendant les années soixante -dix.
Le groupe de rock, Libre ou Libéré, était bien connu à l’époque mais maintenant, pour la plupart des gens, oublié.
Quand Urgène jouait de la batterie, il formait les mots des chansons avec sa bouche mais il ne chantait pas.
Urgène reste presque toute la journée au bar.
Excepté les petites sorties pour acheter un sandwich jambon beurre chez KeKe ou une tielle chez Jamisçel à côté.
Jamisçel, il sait bien aussi ce qu’Urgène veut dire, mais Jamisçel ne reste pas longtemps au bar quand il livre les pizzas.
Urgène passe un peu de temps chez Jamisçel pour boire le pastis et il parle.
Urgène parle sans arrêt, un bruit presque constant.
La circulation.
Qui va et vient.
Des vagues.

Maintenant Urgène ne parle plus.
Urgène a arrêté de parler.
Les habitués du bar ont l’habitude du bruit constant d’Urgène.
Ils sont perturbés par le silence d’Urgène.
Il leur arrive d’être malades du silence d’Urgène.
Ils sortent du bar quand Urgène reste fumer dehors, au soleil, sous le store, ils sortent pour regarder ce phénomène bizarre.
Il, Urgène, il est là mais n’est pas là.

Après quelques jours du silence d’Urgène, tous les habitués du bar sont presque malades. Des maux de tête étant les plus fréquents.
Urgène a continué avec sa routine habituelle mais silencieusement.
Les joueurs de cartes envoient Jajak parler avec Jalwii.
Jalwii hausse les épaules.
Jajak insiste.
Jalwii hausse les épaules et écarte les mains d’une manière qui signifie : qu’est-ce que je peux faire ?
Jajak, le visage rouge, sort du bar affronter Urgène.
Urgène fume à l’extérieur, au soleil, sous le store.
Tous les habitués du bar sortent leurs chaises pour regarder la confrontation à travers la vitrine.
Urgène et Jajak sont face à face à une petite table ronde.
Jajak parle sans cesse à Urgène et termine son discours en lui donnant un coup de coude dans les côtes.
Urgène se lève, monte sur son scooter et part.
Tous les habitués sortent du bar et, sur le trottoir, regardent le scooter d’Urgène jusqu’à ce qu’il ait disparu.
La télé, les journaux, les cartes et Jalwii restent à l’intérieur.
Personne ne s’occupe d’eux.

Jalwii met un gros bol de paracétamol sur le comptoir.
Cacahouètes.

Tout le monde parle d’Urgène.
Personne ne l’a vu.
KeKe pense qu’elle a vu son scooter, avec la boîte en bois sur le siège arrière, près de l’hôpital.
Elle pense !
Jajak, mortifié par le coup de coude dans les côtes qu’il a administré à son ancien ami, reste au fond du bar.
Visage blanc.
Il boit son pastis, seul.

Jamisçel a un client de moins.

Quinze jours passent.

Urgène arrive au bar sur son scooter à 8 heures 30, comme d’hab.
Dans la boîte en bois sur le siège arrière : une petite chienne.
Tous les deux, Urgène et la chienne, portent un casque de protection.
Sur l’avant de chaque casque de protection : une diode bleue électroluminescente.
Quand Urgène met la chienne sur le trottoir, il commence à parler.
Il entre dans le bar en parlant, la chienne derrière lui tenue en laisse.
Il fait le tour de toutes les tables et commande un café avec une gorgée de rhum.
Derrière lui la petite chienne.
Il sort du bar pour boire son café et fumer un petit cigare.
Il parle – sans cesse.
A l’intérieur du bar les habitués sont stupéfaits.
Silencieux.
Ils arrêtent de jouer aux cartes, de regarder les journaux et la télé. Tous les habitués se déplacent pour regarder Urgène par la vitrine.
Une présentatrice du journal murmure les nouvelles sur l’écran de la télé.
Personne ne regarde.
Urgène, il parle.
Il fume.
Il boit.
La petite chienne rêve.
Jalwii hausse les épaules hoche la tête.

Il y a un problème pour les habitués.
Urgène recommence à parler.
Zut !
Il parle avec la voix d’une parisienne ! Comme la présentatrice du journal à la télé.
Il prononce tous les mots, toutes les syllabes, très clairement.
Remarquable.
Extraordinaire.
Tout le monde peut comprendre ce qu’il veut dire.
Ils peuvent comprendre les mots.
Mais le sens ?
Urgène parle comme un philosophe.
Il parle de l’environnement, de l’existentialisme, de complexité et de simplicité, de la poétique et du prosaïque.
C’est insupportable.
Tous les habitués du bar tombent malades avec tout ça.
Jalwii met une grosse boîte de Dextropropoxyphène sur le comptoir.
Clopinettes.
Amuse-têtes.

Japièr est envoyé par les joueurs de cartes pour demander plus de Dextropropoxyphène.
Jalwii hausse les épaules et dit non avec la tête d’une façon qui signifie : je ne peux pas faire plus.
Japièr regarde Jalwii avec un long regard.
Il sort du bar pour affronter Urgène.
Urgène reste dehors.
Il fume.
Il boit.
Il parle.
La chienne à ses pieds.
Autour de la table, quatre lycéennes qui écoutent chaque mot qu’Urgene dit.
Quatre filles, complices.
Pendant un temps, Japièr est intimidé.
Pendant ce temps, Urgène prononce une longue citation concernant les contradictions et le parallélisme.
Japièr prend la petite chienne dans ses mains et commence à la caresser.
La chienne regarde les filles.
Japièr continue de chatouiller la chienne sous le menton tout en regardant les filles.
La chienne ferme les yeux.
Urgène s’arrête de parler en plein milieu d’une phrase.
Les diodes bleues ne scintillent plus.
Urgène regarde Japièr, la chienne dans les mains.
Urgène prend la chienne et la remet sur le trottoir.
Les diodes bleues scintillent.
Les quatre filles restent bouches ouvertes, stupéfaites.
Japièr regarde Urgène avec un long regard.
Il indique avec sa tête qu’Urgène doit l’accompagner pour une petite promenade.
Ils se promènent au bord du canal en parlant.
La chienne derrière, tenue en laisse.

Quelques jours passent.

8 heures 30, Urgène arrive au bar, comme d’hab, sur son scooter, un chien dans la boîte en bois sur le siège arrière.
Tous les deux, Urgène et le chien, portent un casque de protection. Chacun avec une diode bleue, électroluminescente sur le front.
Urgène met le chien sur le trottoir et entre dans le bar en parlant, le chien en laisse derrière.
Urgène fait le tour de toutes les tables. Il commande une tasse de café avec une gorgée de rhum.

Bagarre !!

Avant qu’Urgène puisse gagner la porte, tous les habitués sont debout, criant.
Urgène parle de la chasse.
Le chien est un chien de la chasse.
Les habitués sont pêcheurs.
Ils détestent les fusils.
La chasse est insupportable.
Ils jettent Urgène, le chien et leurs casques de protection sur le trottoir.

Quand il se relève, Urgène voit un chien blanc dans la boîte en bois sur le siège arrière de son scooter.
C’est le chien de SeSe la coiffeuse.
Il le regarde.
Ils se regardent.
Urgène remet son casque de protection.
Urgène met le casque de protection sur la tête du chien blanc.
Les diodes bleues électroluminescentes clignotent.
Il prend le chien.
Lui met la laisse.
Met le chien sur le trottoir, auquel il manque la jambe arrière.
Il, Urgène, il parle – sans cesse, il entre dans le bar en parlant.
Il prend son café avec une gorgée de rhum.
Il fait le tour de toutes les tables en parlant.
Les joueurs de cartes et les gens qui regardent la télé ou les journaux ne répondent pas, ils se contentent de petits gestes de la main ou de la tête.
Personne ne sait ce qu’il veut dire.
Urgène reste presque toute la journée au bar.
Excepté les petites sorties pour acheter un sandwich jambon beurre chez KeKe ou une tielle chez Jamisçel à côté.

Le lendemain.

Convoi exceptionnel.
Sur le scooter d’Urgène arrive, à 8 heures 30, VeVe, la femme d’Urgène qui conduit ; sur le siège arrière, Urgène ; dans une boîte en bois à l’arrière, la chienne.
Tous les trois portent des casques de protection, avec les diodes bleues, électroluminescentes.
La chienne en laisse est mise sur le trottoir.
Ils avancent à la queue-leu-leu vers le bar.
VeVe, la femme d’Urgène, Urgène et la chienne.
A l’entrée du bar, VeVe s’arrête.
Elle regarde tous les habitués avec un long regard dur.
Quand tout le monde la regarde, elle entre dans le bar, Urgène et la chienne la suivent.
Elle, VeVe, commence à parler avec Jalwii.
Les habitués sortent du bar.
A l’extérieur
Ils fument
Ils boivent
Ils parlent
Ils attendent
VeVe parle avec la voix d’une parisienne ! Comme la présentatrice du journal à la télé.
Elle prononce tous les mots, toutes les syllabes, très clairement.
Remarquable.
Extraordinaire.
VeVe commande un café avec un petit cognac.
Quand elle parle, Urgène forme les mots avec sa bouche mais il dit rien.
Jalwii hoche la tête.
La chienne rêve.

vendredi 29 avril 2011, par Juliette Mézenc

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